C'est bien de faire ses devoirs sur la table de la cuisine
Un texte de Philip Delerm
Pas tous les jours; parfois on préfère être seul, dans sa chambre. Mais certains soirs d'hiver, par exemple, quand il fait déjà nuit dehors, juste après le goûter. Sur la toile cirée, on installe le désordre des cahiers, des crayons de couleur, des gommes et des bouquins.
Les devoirs traînent un peu. On a commencé par le plus dur, le problème de maths, mais la troisième question est difficile. Avec un doigt, on suit le dessin de la toile cirée: il y a des carreaux rouges et à côté des petits carreaux bleus qui représentent des moulins de Hollande. Ce serait bien d'aller là-bas, très loin, au nord. On reviendrait de l'école en patins à glace.
- Dépêche-toi un peu! Après, tu seras débarrassé, tu pourras lire, ou jouer.
Maman dit des petites phrases comme ça, de temps en temps, entre un navet et une carotte à éplucher - on lui a déjà mangé deux carottes crues et elle a fait semblant de se fâcher. Mais on n'a pas vraiment envie d'être débarrassé. Il fait si bon dans la cuisine, et puis il y a ces odeurs qui se mélangent: l'orange du goûter, les légumes et la soupe...
Tant pis pour les maths. On y reviendra plus tard. On attaque la leçon d'histoire, Noblesse, clergé, tiers état. Les mots coulent bien. Sur le dessin, la Bastille n'est pas si terrible. Par contre, au Jeu de paume, tous les hommes noirs et gris ont des yeux farouches, et la scène est plutôt lugubre.
- Allons, tu dois la savoir, maintenant! Je t'interroge.
- Attends encore un peu!
On s'en fiche, des états généraux. Ce qui est bien, c'est de rester sur l'image en rêvant vaguement à l'ambiance de cette époque-là.
Pourquoi faut-il qu'on cuise les navets? Pourquoi faut-il apprendre les révolutions? On prend une gousse d'ail. La peau frippée mauve, rose et blanche tombe sur le livre, légère. On ne sait plus vraiment quelle heure il peut être. Le dîner est encore loin. Dans la maison, il y a une agitation tranquille, des petites phrases sur la journée:
- Tu as vu...?
On n'écoute pas vraiment ce que les parents disent. On n'apprend pas vraiment ses leçons. On se sent un peu flottant, comme si on n'existait plus, comme si on devenait la toile cirée, les légumes de la soupe, le livre d'histoire - comme si on devenait un soir d'hiver à la maison. C'est bien, dans les cuisines.