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La maison de Millie
2 mai 2013

Michel Morpurgo - Au pays de mes histoires

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Là où on laisse son coeur

     Il y a cent ans encore, il était plus que probable qu'on mourrait dans la maison où l'on était né, dans le même lit, et qu'on habiterait cette maison toute sa vie.  On vivait tout près de sa famille:  grand-mère dormait dans la chambre à côté, oncle Jacques juste en haut de la rue.  On allait à l'école en bas de la route, souvent avec ses cousins, on pêchait dans les mêmes cours d'eau, chapardait des pommes dans les mêmes vergers.  On fréquentait la même église ou chapelle, on travaillait souvent au même endroit, dans la même mine, usine, ou ferme.  Nos racines étaient profondes.  Et lorsque notre heure sonnait, on était naturellement enterrés les uns à côté des autres.  Tout cela, c'était notre foyer et notre monde, notre coquille.  Notre monde était la famille.  C'est là que nous étions nés.  Il pouvait s'agir d'un endroit sordide, détestable, intolérable, d'un abîme de désespoir, d'une malédiction perpétuelle, ou bien d'un endroit plein d'amour, de chaleur humaine, de camaraderie, d'une véritable bénédiction - un foyer peut avoir un peu des deux.  Mais quoi qu'il en fût, c'était notre monde, l'endroit où l'on avait ses racines. 

     Aujourd'hui, beaucoup d'entre nous ont la liberté de choisir de rester là où ils ont grandi, ou de partir, d'aller travailler et vivre ailleurs s'ils le désirent.  Cependant, cette liberté fraîchement acquise, ne diminue-t-elle pas notre sentiment d'appartenance, ne nous donne-t-elle pas un sentiment d'insécurité?  Par ailleurs, avoans-nous vraiment besoin d'appartenir à un lieu précis?  Peut-on se sentir chez soir n'importe où?

     Pour beaucoup d'entre nous, j'imagine, notre foyer sera toujours la maison de notre enfance.  <...>      

     "Lorsque je sortais en vélo par le portail ouvert, je tournais le plus souvent à gauche dans la rue du village, vers Bradwell Quay et la mer, je prenais tout droit vers l'église, et la base américaine, puis je quittais le village en direction des marais et de l'ancienne chapelle saxonne de St Peter, près de la digue.  Je montais sur la digue, et me trouvais devant l'immensité de la mer du Nord, marron, trouble, et face au vent violent, humide qui soufflait toujours là.  Chaque fois, je sentais que cet endroit faisait partie de moi, que je lui appartenais...

 

     Je dormais dans le grenier avec mon frère aîné.  Nous avions une véritable usine de bougies, là-haut:  nous faisions fondre des vieux bouts de chandelles sur un réchaud à pétrole, et versions la cire dans des moules à gelée.  Le soir, nous sortions par les lucarnes, montions nous asseoir sur le toit où nous écoutions les cris rauques des chouettes au-dessus des marais, et le roulement des vagues au loin..

     Mes jours et mes nuits étaient imprégnés de la familiarité de cet endroit, de ses habitants, de ma famille.  Ce qui ne signifie pas que j'aimais tout.  Il faisait un froid glacial, parfois, à la maison.  Mon beau-père pouvait être irritable, rigide, dur; ma mère anxieuse, fatiguée, triste; mes plus jeunes frères et soeurs envahissants, querelleurs.  Mais ce qui me hantait le plus, c'était les histoire qui circulaient sur la présence d'un fantôme dans la maison.  On avait beau les raconter pour rire, j'en suis sûr, ce fantôme me terrifiait au point que le soir, je redoutais de monter l'escalier seul.  Tout cela, c'était chez moi.  Hanté ou pas, c'était ma maison.  Je lui appartenais."

 

     Toutes les maisons que j'ai aménagées au cours de mes pérégrinations ont probablement été des tentatives de recréer les lointaines années de mon enfance, de retrouver encore une fois cet insaisisable sentiment d'appartenance.  Je suis retourné dans la maison de Bradwell.  Quelqu'un d'autre dort dans ma chambre, à présent.  Mais ce sera toujours ma chambre.  Quelque chose en moi appartient toujours à cet endroit, mon coeur peut-être.

 

     Aujourd'hui, j'habite dans un petit village du Devon, qui a été mon foyer pendant trente ans, qui a été pour mes fils et ma fille la maison de leur enfance, et pour moi une autre sorte de foyer, complètement différent, où je travaille et où je vis à la fois, un endroit que j'adore mais auquel je ne peux toujours pas dire que j'appartiens.  Pourtant, curieusement, c'est en vivant là ces trente dernières années, que j'ai le plus appris sur l'appartenance.

     Mon village, comme tant de villages anglais, a subi d'énormes transformations.  Jusqu'à une période récente, ceux qui y étaient nés étaient plus nombreux que les nouveaux venus - ceux qui venaient d'ailleurs, comme moi.  Ce n'est plus le cas. La plupart des fermes, cependant, sont toujours tenues et exploitées par les enfants de la génération précédente, qui y ont grandi, et sont devenus adultes.  Ils ont une compréhension de l'endroit, des bêtes et des gens, une compréhension née d'une longue association.  Ils sentent qu'ils font partie de la terre qu'ils habitent.  Ce n'est pas une compréhension apprise dans les livres ni dans la poésie, elle vient simplement de ce qu'ils sont là, et on grandi là.  Thomas Hardy a décrit cela mieux que personne je pense: 

      "Il existe une complicité ancienne - une affinité totale avec la vie ou l'histoire de chaque objet, animé ou inanimé, qui entre dans le champs de l'observateur.  Il doit tout connaître de ces êtres invisibles du temps passé, dont les pieds ont foulé les champs qui paraissent si gris vus de sa fenêtre; il doit se rappeler ceux qui poussaient leur charrue grinçante le long des sillons; ceux dont les mains ont planté ces arbres qui s'élèvent aujourd'hui au sommet de la colline, ceux qui possédaient les chevaux et la meute qui s'élançaient à travers ces sous-bois; il doit savoir quels oiseaux affectionnent certains fourrés; quels drames domestiques d'amour, de jalousie, de vengeance, de déception se sont déroulés autrefois dans ces cottages, ce manoir, cette rue, ou ce pré.  Les lieux peuvent avoir leur beauté, leur grandeur, leur salubrité, leurs avantages, mais s'ils ne parlent pas à la mémoire, ils finiront par lasser celui qui s'y installe sans avoir la possibilité de nouer des relations avec ses semblables."

     Il y a des gens, bien sûr qui considèrent et sentent cette appartenance comme un droit à posséder la terre.  Mais se sentir chez soi dans un endroit, ce n'est pas nécessairement le posséder.  La plupart de ceux qui ont vécu dans mon village à travers les siècles, depuis l'époque des Saxons, ont eu le sentiment intense, j'en suis sûr, que c'était le lieu où ils devaient être, qu'ils devaient exploiter, mais qu'ils devaient également protéger et chérir.  Les haies, les fossées, les arbres et les prairies sont là pour en témoigner.  Ils ont façonné le paysage que nous voyons aujourd'hui.  La plus grande partie d'entre eux ne possédaient même pas un brin d'herbe, et encore moins le toit qui était au-dessus de leur tête.  Peut-être comprenaient-ils plus instinctivement que nous aujourd'hui, dans cette longue période où l'on accorde une si grande importance à la propriété, que de toute façon, la possession n'est que temporaire.

<...>  C'est ce sens de l'association qui nous lie tous ensemble, en tant que familles, en tant que communautés.  Et c'est à cet endroit, parmi ces écrivains, que j'écris sur mon lit, soutenu par une montagne d'oreillers, exactement comme le faisait Robert Stevenson à Samoa, un île du Pacifique à laquelle il avait le sentiment d'appartenir, et à laquelle il appartient toujours, car c'est là qu'il est mort et qu'il est enterré.  Une autre façon d'être chez soi.

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Commentaires
M
@Perrine, Il faut dire que ton premier appartement, c'est quelque chose d'excitant! C'est toute une étape. Contente que l'appart te plaise! C'est important quand même. :)
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-
C'est étrange, justement, le soir où l'on a trouvé cet appart, que j'espère de tout cœur avoir l'an prochain, c'est comme si je sentais un nouveau grain de sable, lumineux celui ci...je m'imagine déjà...le cadre est beau, tout ce que je pouvais espérer !!! J'ai l'impression d'être à un croisement en ce moment...je me dis que justement, il faut que je fasse bien chaque petite étape pour ne rien rater...c'est excitant et déroutant !
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M
@Aline, Tout à fait! C'est comme les enfants adoptés. Ici, au Québec on adopte beaucoup en Chine. Tout un revirement de situation. Il y en a qui reste dans les orphelinats et d'autres qui partiront pour un autre pays. :)
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A
Je comprends le questionnement de Perrine : on m'a raconté qu'avant ma naissance, mon papa s'était vu proposé une place en Australie. Ma mère et mes trois sœurs l'auraient accompagné à Sidney et je serais née là-bas... Ca fait bizarre comme sensation, se dire "j'aurais pu être Australienne". Ca semble tellement peu en phase avec ma vie actuelle. :-)
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M
@Nicole, Ce doit être terrible de vivre des instants comme ça!
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