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La maison de Millie
12 novembre 2020

Un passage de Herman Hesse

Un très beau texte d'atmosphère, qui parle de la neige et de l'enfance, dédié à tous ceux et celles qui aiment l'hiver.

En particulier pour Alaska! Un petit avant goût de la neige à venir. 

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 Splendeur hivernale

"Durant trois journées et quatre nuits entières, la neige était tombée à petits flocons, presque sans interruption, une belle neige qui tenait, et pour finir, il avait gelé à pierre fendre.

Les gens qui n'avaient pas balayé et déblayé régulièrement devant chez eux ne pouvaient plus sortir et devaient recourir à la pioche pour dégager leur entrée ainsi que la porte et les lucarnes de la cave. Ils étaient nombreux au village et s'affairaient à présent devant leur maison en maugréant, équipés de bottes à tiges et de mouffles, emmitouflés jusqu'aux oreilles dans des châles de laine.

Certains prenaient au contraire les choses avec calme, et se réjouissaient que la neige fût tombée abondamment avant l'arrivée du gel, protégeant ainsi les champs où ils venaient de faire les semailles d'automne. Mais ici comme ailleurs, les gens sereins représentent une très faible minorité, et la plupart des habitants maudissaient en larmoyant cet hiver trop rigoureux. 

(...)

Dans le village, on comptait à peine trois personnes pour qui cette journée merveilleuse n'était pas synonyme de soucis et de contrariété, mais bien au contraire de réjouissance, de splendeur et de magnificence divine. Les gens restaient autant que possible à l'intérieur. Parfois, cependant, ils étaient forcés de sortir. Ils enveloppaient alors leur tête et leur esprit dans des bouts de tissu qui les protégeaient du froid glacial, et n'aspiraient dès cet instant qu'à retrouver la place qu'ils venaient de quitter, ce banc situé près du poêle où la plaque en fonte servant à réchauffer les plats rougeoyait entre les carreaux de faïence.

 Pourtant, c'était une journée que les citadins croiraient impossible si un peintre la leur décrivait. (...) Le ciel pur couleur d'azur s'étendait à perte de vue, les forêts reposaient endormies sous une épaisse couche de neige, les montagnes étaient d'une blancheur aveuglante comme l'éclair, prenaient une teinte rougeâtre puis se couvraient d'ombres immenses d'un bleu féérique.

Au milieu de ce décor, on apercevait aussi la surface vert glauque du lac, qui n'était pas encore gelé. Quand on s'approchait, il avait la transparence d'un miroir, mais de loin, il était d'un bleu foncé tirant sur le noir.

(...)

Si ces journées enneigées ne s'achèvent jamais, c'est aussi parce que le ciel pur de l'hiver, l'énergie effrénée de la lumière nous rendent jeunes et gais comme des bambins. Nous redécouvrons alors la terre dans la splendeur de la création et, comme les enfants qui n'ont pas conscience du temps qui passe, nous vivons uniquement dans le présent, surpris par chaque heure écoulée, oubliant que tout cela puisse cesser.

C'est précisément ce que j'éprouvai lorsque, rentrant d'une longue promenade vers la fin de l'après-midi, j'aperçus mon village flottant dans l'air rougeoyant du soir, après avoir quitté la forêt où régnait déjà l'obscurité. J'avais atteint les hauteurs dégagées où le froid était coupant et observé de là le cortège des collines, les arbres, les champs cultivés, les lacs et les sommets alpins qui étaincelaient au loin.

J'avais aussi erré à travers les forêts hivernales. Il y régnait une atmosphère bleutée et un silence de mort où l'on ne percevait rien d'autre que le soupir anxieux des arbres ployant sous le poids de la neige. J'avais épié le renard roux à la fois prudent et audacieux dans un bois à flanc de montagne, puis le gibier sombre qui passait près des marécages envahis par les roseaux.

(...)

À présent, je rentrais fatigué et joyeux dans l'obscurité qui grandissait rapidement. Mes jambes étaient raides, je me sentais relativement affamé, mais aussi comblé. Je venais de vivre une belle journée, pure, délicieuse, inoubliable, qui valait cent journées à demi vécues et oubliées.

(...)

Dans le crépuscule, sur la grand-route recouverte de neige qui luisait faiblement, une petite silhouette me précédait. J'essayai de la rattraper. Une centaine de pas nous séparaient encore, lorsque je vis qu'il s'agissaient d'un petit garçon. Il portait sur la tête le capuchon en laine de son père, qui était bien trop grand pour lui, et avait un sceau vide à la main. À l'instant où je pus le voir distinctement, je l'entendis fredonner. Pendant un moment, j'essayai de deviner de quel air il s'agissait, mais en vain; il marchait très vite à cause du froid et je ne percevais  que des sons isolés.  (...) Il allait d'un pas pressé, la main gauche enfoncée dans sa poche, et parfois il trébuchait sur la route gelée pleine d'aspérités et d'irrégularités. Pourtant, il ne cessait de chantonner, jusqu'à ce que nous ayons atteint le village et qu'il ait disparu dans la première ruelle, où régnait déjà l'obscurité.

Pendant tout ce temps, je ne pus m'empêcher de réfléchir, de m'interroger sur ce que j'entendais. Cela sonnait comme un véritable chant vespéral dédié à cette journée, comme un chant venu de l'enfance, de cette époque d'une richesse inoubliable, mais éloignée et devenue confuse.

Ce chant n'avait pas de paroles, l'enfant se contentait de faire la li lo, mais c'était toujours la même mélodie, avec seulement quelques variations, à chaque fois quelque peu différentes, la li - la lo, et elle était si familière, si évidente que je me mis à chanter avec lui. Je ne connaissais pas la chanson. Peut-être s'agissait-il d'une mélodie enfantine oubliée, mais je ne le pense pas. Au cours de ces journées de ravissement, on voit bien des choses et on entend bien des sonorités qu'il nous semble avoir vues et entendues souvent déjà, que nous croyons parfaitement connaitre depuis des lustres. Et pourtant, jamais encore nous ne les avions vues ni entendues."

(1905)

Texte de la page 45 à 50.

 Hesse

L'Art de l'oisiveté

Livre de poche

Collection Biblio

Herman Hesse

271 pages

***

Quatrième de couverture

Écrits entre 1899 et 1959, les textes réunis ici, inédits jusqu'alors en français pour la plupart, parlent de musique, de peinture, de livres, de villes, de paysages, de rencontres avec des hommes.

À travers eux, Hesse définit sa position face au monde contemporain et propose un nouveau rapport à l'existence, qu'il nomme "l'art de l'oisiveté". Prônant l'humour, le scepticisme, l'esprit critique, bref, la liberté de l'individu, il touche ici à l'essentiel, ce qui explique pourquoi ces textes sont aujourd'hui encore si actuels.

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Commentaires
M
@Lou, Alors, ce recueil est tout indiqué! :) Je reviens de Wikipédia juste par curiosité. Il a écrit tellement de livre. Je crois que Siddhartha et Le loup des Steppes sont ses plus populaires.
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L
Cela fait longtemps que je n'ai pas lu cet auteur, découvert avec mon mari allemand au tout début de notre histoire. Cela me donne envie de retrouver les auteurs germanophones et en particulier Hesse.
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M
@Folie de plume, Un livre plein de surprise! :) À lire en plusieurs petits moments! :)
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F
Texte magnifique! Ça me tente bien, ça sent Noël... :-)
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M
@Geneviève, Ce texte, c'est vraiment tout toi! On dirait qu'il a été composé pour toi! :)
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