Les grands cahiers
Un autre papier que j'ai gardé dans mon dossier 'bonheur' écrit par Sophie Durocher, animatrice et chroniqueuse au magazine Châtelaine (Décembre 2002). Elle nous parle de ses grands cahiers.
"Et si je vous disais que mon journal personnel m'a sauvé la vie?"...
De beaux grands cahiers à la couverture pimpante ont été pour moi comme une bouée de sauvetage quand j'étais en train de me noyer.
Retour en arrière. À cette époque de ma vie, j'étais perdue. Quelque part entre le spleen de Baudelaire et le mal de vivre de Barbara. Bonjour tristesse. Pas moyen de cultiver mon jardin intérieur, il n'était même pas semé. Fleur perdue sans racine. C'était novembre tous les jours.
Et puis, dans la section "croissance personnelle" d'une libraires, j'ai trouvé un petit bouquin qui parlait de choses toutes simples. Simple Abundance (L'Abondance dans la simplicité). Avec, quelque part entre les pages, ce précieux conseil: tenez un journal de vos bonheurs quotidiens.
Alors je me suis promis que chaque jour je me trouverais cinq raisons de sourire, cinq éclaircies dans les nuages, cinq occasions de plaisirs. Un, deux, trois, quatre, cinq...je ne savais même pas si je pouvais compter jusque-là.
Je suis partie à la chasse au bonheur comme d'autres vont à la chasse aux papillons. Sauf que pour le bonheur, le filet est beaucoup plus petit.
Je notais tout. Parfois, les bons jours m'apportaient des spécimens rares, du gros gibier et je revenais de la chasse en inscrivant dans mon cahier: pris un Martini Lola au Jello Bar avec mon meilleur ami; vu quatres films de suite, comme au Festival des films du monde mais en plein mois de janvier; découvert, en ouvrant la télé à 1 h du matin, un épisode de Seinfeld que je ne connaissais pas par coeur; lu dans un fortune cookie "dès aujourd'hui, votre chance est complètement renouvelée".
Mais parfois, je devais m'accrocher à des détails. L'odeur du basilic frais qui vous reste sur les doigts quand vous venez de le découper. Voir un petit garçon aider son père à déblayer la neige avec sa petite pelle en plastique jaune. Une minuscule tresse perdue dans les cheveux de votre bonne copine.
Et puis le temps a fait son temps, la vie a fait sa vie, les cahiers sont devenus trop petits. Trop petits pour que je puisse y noter tous les bons moments. Sans faire de bruit, la joie de vivre est revenue faire son nid. Un jour, tout bonnement, j'ai laissé la poussière s'accumuler sur mes cahiers.
Depuis, je provoque les occasions de plaisir. Dès le réveil, mes cinq sens sont en éveil: mon savon est parfumé aux feuilles de figuier, le détergeant à vaisselle sent les pommes, et je vaporise mon oreiller de senteur des calanques. Mes sacs à main sont rouge vif, mes lèvre aussi. Je mange un à un des carrés de chocolat au jasmin que je laisse fondre très, très lentement en écoutant le dernier Tom Waits. Et j'achète des fleurs à crédit avant de payer mon compte d'Hydro.
Mes cahiers? Je les avais oubliés, enfouis très loin dans ma mémoire. L'été dernier, en déménageant, je les ai retrouvés. Sous la poussière, leur couverture était toujours aussi pimpante. Et quand je les ai ouverts: coup au coeur. Tout. J'ai tout retrouvé. La vie qui s'égrenne, de petit rien en petit rien, de rencontre en rencontre. Chaque perle a sa place, mais Dieu que le collier a été difficile à assembler!
J'ai retenu une chose de mon époque sombre: le bonheur, c'est comme le cirque. Il arrive et il repart, il n'est jamais là pour très longtemps et quand il est en ville, les gens font la queue pour le voir. Cette année, c'est promis, à Noël, j'offre un grand cahier à tous ceux qui ont l'air triste.
Merci Sophie! :)