Un passage de Dominique Loreau: Aimer la pluie, aimer la vie
- Quand tristesse rime avec beauté -
Le spleen
Jour de brume
Les nymphes du ciel
Auraient-elle le vague à l'âme?
Issa
«Les personnes sujettes au spleen ressentent un manque, un vide. Leurs pensées sont confuses. Elles se sentent limitées par quelque chose d'inerte, de défaillant. Elles ne cherchent qu'à se déserter elles-mêmes et à fuir les insondables méandres de leur être. L'envie de pleurer est permanentes, elles voudraient s'expliquer, sortir de cette torpeur...
La pluie est souvent associée au spleen. Ce 'vague à l'âme' nous est parfois nécessaire. Le spleen, 'perception organique de l'ennui', se transforme en un sentiment fécond et positif. Il nous rend notre passé perdu et crée une distance annonciatrice d'un renouvellement, d'une régénération. Vient alors l'envie d'atteindre une part de nous-même jusqu'alors inaccessible: la pluie a des accents prophétiques.
Tristesse, douceur et solitude
«Je sens et j'oublie. Une nostalgie vague, celle de tout un chacun pour toute chose, m'envahit comme un opium émanant de l'air froid. Il y a en moi une extase de voir, intime et postiche... La journée est faite d'une brume légère, humide et tiède, triste sans être menaçante, monotone sans raison. Je ressens douloureusement un certain sentiment dont j'ignore le nom. Je me sens triste au-dessous de la conscience.»
Fernando Pessoa, 'Le livre de l'intranquilité'
Il existe en japonais un terme particulièrement beau, «sabishii», qui signifie triste, solitaire. Son idéogramme est fait de trois gouttes d'eau sur du bois.
Cette solitude nous emplit d'un vide étrange. Bizarrement, nous avons besoin de ce 'vague à l'âme': nous l'aimons. Nous le recherchons dans les chansons, les films et les romans tristes. Nos émotions vivent alors plus fort que d'habitude. Une dose homéopathique de souffrance et de tristesse nous ouvre à un enchantement faible, au bord du sensible, à un au-delà lumineux et probable.
Mono no aware: quand le spleen signifie esthétique
«Parfois, la pluie tombait en longue diagonales argentées, sauf juste devant la porte, où elle dégoulinait en lourdes gouttes disgracieuses; parfois des vagues de crachin brumeux balayaient le paysage; parfois, le tonnerre déboulait de l'horizon, ou des éclairs zébraient le ciel bas et sombre au-dessus des vagues qui, soudain, bouillonnaient d'écume.
Nous observions ces phénomènes comme un public trop poli pour s'éclipser. Quand ils cessaient, c'est avec lenteur que nous nous remettions en mouvement, nous levions et prenions la parole, comme si nous revenions avec effort d'un lieu magiques.»
Nuala O'Faolain, 'Best Love Rosie'
Inquiétude mélangée de tristesse, bonheur intense et grave, tragique apaisé... comment nommer cet état d'âme dans un monde où tout est balisé? Des écrivains de génie ont du le faire. Les lire est une révélation: ce que nous ressentions confusément est soudain clarifié. Les Japonnais ont su nommer ce spleen très spécial, quand tristesse et félicité se mêlent: «Mono no aware» est un concept esthétique et spirituel qu'on pourrait traduire par la sensibilité pour l'éphémère.»
Vous retrouverez ce texte aux pages 68, 69 et 70 dans le livre de Dominique Loreau.
Dans le prochain passage, il sera question de "Bonheur et Pluie"